Publié le 13 mars 2023 par Philippe Silberzahn
Le “quiet quitting” est la nouvelle expression en vogue. Elle décrit le fait pour des employés de quitter leur entreprise discrètement, sans faire d’esclandre, sans même parfois prévenir. Un jour, ils ne sont plus là. Ce n’est pas simplement un problème de ressources humaines; il peut mettre en danger toute l’organisation et entraîner son déclin à plus ou moins court terme. Il constitue donc un enjeu stratégique.
Pour comprendre ce qui est en jeu, on peut utiliser les travaux d’Albert Hirschman, auteur du fameux Défection et prise de parole. Hirschman étudie la loyauté des individus à une institution. Il observe qu’une personne insatisfaite a trois options: elle peut soit prendre la parole et protester, soit se taire et supporter l’insatisfaction, soit faire défection, c’est-à-dire partir sans protester.
Quiet Quitting ou l’art de partir en silence
Prendre la parole et protester a un coût qui peut parfois être très important. Lorsque nous sommes dans un restaurant médiocre et que le chef nous demande si tout va bien, il est bien plus simple pour nous de répondre “Oui” avec un grand sourire, que de lui dire la vérité.
Nous serons parti dans quelques minutes pour ne plus jamais revenir; à quoi bon se lancer dans un échange où il est probable que le chef prendra mal nos observations? Nous n’avons pas intérêt à investir dans la relation, le coût perçu est trop élevé. Le chef, sans le savoir, se prive d’un feedback précieux pour améliorer sa prestation. Dans d’autres contextes, la prise de parole peut être durement pénalisée. C’est évidemment le cas dans les régimes dictatoriaux, et à un moindre degré dans certaines organisations. Beaucoup d’organisations ne veulent objectivement pas de prise de parole, malgré leurs affirmations.
Ainsi ce consultant me racontait qu’un de ses clients menait des sondages très réguliers sur l’ambiance de ses collaborateurs, et que ces sondages étaient anonymes. Le fait que ces sondages soient anonymes, lui fis-je remarquer, ne dit-il pas tout? Ne faut-il pas implicitement reconnaître qu’il y a un risque à parler pour garantir l’anonymat? C’est pour cela que la défection est plus intéressante.
La défection est plus intéressante
Elle l’est d’autant plus que depuis quelques années, les portes de sortie se sont développées. Désormais, changer d’employeur n’est plus vu comme une tare. On peut également rejoindre une startup ou se lancer comme indépendant.
En résumé, le grand changement de ces dernières années est que les bons éléments disposent désormais de nouvelles options à la fois faiblement risquées et potentiellement très intéressantes. Le coût de prise de parole reste élevé, tandis que le risque lié à la défection diminue, et son gain potentiel augmente. Pas étonnant que le ‘quiet quitting’ ait le vent en poupe.
Mais on ne peut pas toujours partir facilement, comme dans un restaurant. Certains employés insatisfaits auront du mal à trouver un autre emploi. Le risque peut être d’autant plus élevé qu’ils ont par ailleurs des contraintes financières (prêt immobilier par exemple). Quand on n’est pas un ‘bon élément’ (au sens où on trouverait facilement autre chose), on reste coincé dans une organisation non performante. On ne peut pas prendre la parole, car c’est trop risqué, et on ne peut pas partir, car c’est également trop risqué.
Pas étonnant qu’il s’en déduise une forte frustration, et une aliénation vis-à-vis de l’organisation: on voit celle-ci à la fois comme la cause de sa misère et comme une bouée de sauvetage.
Le cercle vicieux du « Quiet Quitting » et du déclin de l’organisation
C’est ainsi que se met en place un cercle vicieux très dommageable pour l’organisation. À tout moment, il existe un niveau de performance acceptable pour les membres. Si ce niveau baisse, les plus performants deviennent insatisfaits. Ils ont alors deux options: prendre la parole, ou partir. Si le coût de prise de parole est jugé élevé, cette option est abandonnée et ils partent.
Privée de ses meilleurs éléments, l’organisation voit à nouveau son niveau de performance baisser d’un cran. Cette baisse de performance rend insatisfaite une nouvelle cohorte de membres, les plus performants après le départ des précédents, et le cycle se répète. Il s’accélère même, car rapidement ne restent que ceux qui ne peuvent pas aller ailleurs. Les meilleurs éléments sont partis depuis longtemps.
La probabilité qu’il y ait prise de parole diminue avec le temps, et donc la possibilité pour l’organisation de réagir aussi. Elle est prise dans une spirale de déclin; elle se vide littéralement de sa substance. Chaque cycle rend plus difficile son redressement. Ce qui était au début un problème de ressources humaines est devenu un problème stratégique, mais lorsque la prise de conscience de la nature stratégique du problème se produit, il est généralement trop tard.
Briser le cercle vicieux
Un cercle vicieux, par définition, est difficile à briser. Au bout d’un moment, ceux qui restent ne sont, par définition, ni disposés ni capables de prendre la parole de façon constructive. Ceux qui le pouvaient sont partis. La seule façon pour s’en sortir est pour la direction générale est de recréer un contexte pour cela. Il faut agir de façon déterminée pour que la prise de parole redevienne possible et intéressante.
Elle doit s’engager de façon crédible, et cet engagement doit être la base du recrutement de nouveaux employés qui s’inscriront dans cette posture de vérité, et en priorité des leaders. “Il n’est de richesse que d’hommes” disait Bodin, et les stratèges feraient bien de ne pas oublier cette leçon de sagesse.