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Voici pourquoi la majeure partie des transformations numériques échoue


Article de Hamilton Mann, directeur groupe, marketing digital et transformation digitale chez Thales, pour hbrfrance.fr, publié le 17 septembre 2022.


La principale raison ? Cinq aspects de la transformation numérique sont en général trop peu considérés.

Beaucoup a été écrit sur la transformation numérique, cette nouvelle révolution industrielle dopée par l’avancée fulgurante de nouvelles technologies. Certes, elle offre de nombreuses opportunités de repousser les limites dans bien des secteurs. Pour autant mener une transformation numérique qui tienne cette promesse n’est pas aisé. Toute la complexité tient dans l’exécution, car repousser les limites du possible, quand bien même les technologies le permettraient, ne peut se réaliser qu’en changeant de référentiel de pensée. C’est la raison pour laquelle, malgré toutes les nouvelles technologies rendues plus disponibles et accessibles, la majeure partie des transformations numériques échouent.

On a l’habitude de penser que pour réussir une telle transformation, il faut être « customer-centric ». Se mettre à la place du client. Penser comme lui. Vivre sa vie. Réfléchir aux solutions qui vont résoudre ses problèmes au quotidien.

C’est la première erreur.

Etre « customer-centric » est l’approche pour continuer : continuer d’exploiter un business éprouvé, continuer d’exister dans un environnement où chacun tient une place déterminée, selon des règles du jeu connues, continuer de croître et de tirer le maximum de profitabilité d’un business model donné. Aussi contre-intuitif que cela puisse sembler, être customer-centric n’est pas la marche à suivre pour se transformer numériquement.

Transformer l’existant encarté dans ses rituels, ses habitudes, ses logiques établies, ses frictions devenues partie intégrante d’une normalité, pour faire émerger de nouveaux fondements, de nouvelles interactions, de nouveaux usages, de nouveaux procédés, qui donneront naissance à une nouvelle génération de propositions de valeur, requiert de penser autrement. Y compris de penser autrement que votre propre client. Comme Henry Ford le disait : “If I had asked people what they wanted, they would have said faster horses.” En effet, les clients de vos produits et services peuvent facilement décrire et exprimer leur besoin mais uniquement dans la limite de ce qu’ils voient et connaissent du présent. Ils peuvent difficilement le faire en transcendant cette limite. La première chose, pour mener à bien l’exécution d’une transformation numérique, n’est donc pas d’être « customer-centric » mais non-customer centric.

Ce qui nous amène au marché. Pour se convaincre qu’un nouveau produit ou un service, qui pourrait être rendu possible grâce aux technologies du numérique, serait un business viable, il est courant de penser qu’il est primordial de réaliser une étude de marché.

C’est la deuxième erreur.

La définition du marché est aussi la caractérisation du présent. La manière dont le marché est segmenté est la manière dont nous regardons et analysons l’ordre établi, tel qu’il est aujourd’hui. C’est un exercice essentiel pour se positionner, et évoluer,  dans cet ordre. Or, se transformer numériquement, c’est s’affranchir de la façon dont on perçoit le marché, sa dynamique, ses logiques de segmentation et d’évolution. L’exécution d’une transformation numérique de business model a pour particularité d’être le germe de nouveaux segments de marché, jusqu’alors inconnus et non documentés dans les études de marché. L’approche de la transformation numérique est de celle qui s’opère avec pour préalable une de-segmentation du marché. Là où certains voient un, deux ou trois marchés distincts, comme la santé, l’automobile et la banque, la mise en œuvre d’une transformation numérique se fonde sur la prise en compte de groupements de besoins, qui transcendent et les connectent les marchés entre eux, pour finalement n’en faire qu’un seul, homogène.

Ce qui nous amène à l’expérience. La transformation numérique permet une révolution des expériences, qu’il devient possible d’offrir, de vivre. Il s’agit d’expériences qui, pour la plupart, sont inaccessibles voire inimaginables, si les deux précédentes erreurs n’ont pu être évitées. Il s’agit aussi d’expériences qui peuvent être prometteuses, bénéfiques à une échelle sans commune mesure, en des temps records, grâce aux possibilités d’ubiquité offertes par les technologies numériques.

D’aucuns ont bien compris que ce pouvoir d’ubiquité tient notamment dans la « logicielisation » du monde. « Software is eating the world » : cette prédiction faite en 2011 par Marc Andressen (l’entrepreneur américain qui a codéveloppé, en 1993, Mosaic, le premier navigateur web complet disponible pour les systèmes d’exploitation Mac OS, Windows et UNIX) était juste. Certains se donnent alors pour principal l’objectif de devenir des « software company » pour développer des produits et des services améliorés, amplifiés ou même remplacés par une force logicielle.

C’est la troisième erreur.

Se transformer numériquement, c’est avoir compris qu’une vision produit ou service est profondément réductrice et limitante. Steve Jobs l’avait perçu : “You’ve got to start with the customer experience and work backwards for the technology.” Faire du logiciel n’est pas mener une transformation numérique. Pour réaliser une transformation numérique digne de ce nom, il faut transformer l’expérience client. Tous les moyens sont bons, matériels, logiciels et humains, tant qu’ils sont mis au service de l’un ou de plusieurs des quatre défis ci-dessous.

Il est donc crucial de ne pas confondre la fin et les moyens. L’objectif n’est pas de devenir une « software company », mais une « experience company ».

Ce qui nous amène à l’entreprise. Imaginer de nouvelles expériences client ne peut se faire sans une évolution du système qui crée les expériences client actuelles. La transformation numérique induit nécessairement des changements qui touchent toutes les composantes du système qui fonde l’organisation, parmi lesquelles les talents, les compétences, les process, les modes de gouvernance, les façons de travailler et surtout, la culture. Ceci conduit naturellement les entreprises à mener cette transformation comme un grand projet d’entreprise, incluant dans les meilleurs scénarios l’ensemble des fonctions (engineering, RH, finance, achat, ventes, marketing, etc.), mais souvent avec une logique de vase clos, qui plus est en silo.

C’est la quatrième erreur.

La transformation numérique de l’entreprise demande plus qu’un projet d’entreprise qui, de surcroît, serait mené par fonction, en pièces détachées, comme si la main droite n’avait pas besoin de savoir ce que fait la main gauche. Les fondements du système de l’entreprise se trouvant aussi à l’extérieur – notamment avec ses clients, ses actionnaires, ses investisseurs, ses fournisseurs, ses partenaires, ses liens institutionnels et associatifs, cette transformation requiert un plan global et une approche qui va au-delà de ses murs. Cette particularité fait de la transformation numérique bien plus qu’un projet d’entreprise. C’est un projet à l’échelle de tout son écosystème.

Ce qui nous amène à l’impact. La demande des consommateurs a beaucoup évolué ces vingt dernières années. Certains grands enjeux sociétaux, comme le réchauffement climatique ou la pollution plastique, change la demande. Un lien plus ténu qu’auparavant existe entre l’environnement et la façon dont l’entreprise appréhende son rôle et sa mission comme acteur économique responsable. Le plan de transformation numérique s’exécute dans ce contexte. De fait, l’hypothèse qui conduirait à considérer que ce contexte n’influe que peu ou pas dans les décisions à prendre dans la mise en œuvre d’une transformation numérique est un leurre.

C’est la cinquième erreur.

Les entreprises qui ne parviennent pas à comprendre et à intégrer les enjeux sociétaux verront leur avenir rapidement compromis, quels que soient les efforts qu’elles déploient pour se transformer numériquement.

La transformation numérique est avant tout une transformation dans la manière de résoudre les problèmes avec une approche centrée sur l’utilisateur.

Toute transformation numérique se doit d’aller de pair avec une plus grande opportunité de placer l’humain et la société au centre du processus de création de valeur, tout en renforçant l’un des aspects les plus critiques de notre intelligence, celle que tout autre intelligence artificielle ne saurait remplacer : l’empathie. Paradoxalement, la transformation numérique est la nouvelle expérience humaine qu’il nous appartient de créer.